La réussite de l’apprentissage, et si on faisait vraiment le bilan ?
Cet article fait suite à la sortie le 23 juin du rapport de la Cour des comptes « La formation en alternance » [1] et à la décision du CA de France Compétences, le 30 juin, de baisser le niveau de prise en charge de la formation en apprentissage pour 30% des formations.
Le gouvernement n’a eu de cesse de marteler les chiffres sur l’apprentissage : 730 000 entrées enregistrées en 2021 par la Dares [2], un record absolu. Elles étaient de 300 000 en 2017 et n’ont fait que progresser depuis (+140 % entre 2017 et 2021). Le stock de contrats d’apprentissage est quant à lui estimé à 900 000 à fin 2021 par l’OFCE, contre 419 000 en 2017 (+115 % en quatre ans).
Chaque bilan du quinquennat est l’occasion de confronter les satisfecit du gouvernement sortant à notre analyse CGT.
Le dernier quinquennat a démarré par une lettre de cadrage du ministère du Travail, visant à encadrer de façon contrainte et inacceptable la négociation nationale interprofessionnelle sur la formation professionnelle et sur l’apprentissage. L’ANI, non signé par la CGT, n’a pas été repris par Muriel Penicaud, qui a mis en place une réforme vantée comme un « big-bang » de la formation professionnelle et de l’apprentissage en 2018.
Lors des négociations interprofessionnelles, la CGT n’a pas été entendue au sujet de ses revendications visant à améliorer la rémunération et le statut des apprentis ainsi que les conditions de travail des personnels des CFA. De leur côté, gouvernement et patronat sont parvenus à faire passer leur projet très régressif en matière d’apprentissage dans la fameuse loi dite « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » le 5 septembre 2018 :
- Les branches professionnelles et les organismes de formation peuvent décider d’ouvrir et de fermer des CFA. Cela permet au patronat de faire correspondre l’offre en matière d’apprentissage à leurs seuls besoins. L’apprentissage, qui est bien toujours une voie de formation initiale risque de passer aux seules mains des entreprises. Celles-ci peuvent désormais créer leurs propres CFA et leur propre certification, sans aucune assurance que les apprentis sortants pourront valoriser la qualification acquise dans une autre entreprise. Un autre risque est de perdre le maillage territorial qui était assuré jusque 2018 par les régions ;
- Les CFA sont désormais financés au nombre de contrats conclus dans leur établissement (peu importe si les apprentis ont trouvé ou non un contrat de travail). Ils sont totalement soumis à la marchandisation. Les coûts des contrats sont fixés par France compétences sur recommandation des branches : risque de disparition des petits CFA, moins rentables mais nécessaires ;
- Le contrat de professionnalisation et la formation professionnelle initiale sous statut scolaire sont désormais mis en concurrence avec l’apprentissage ;
- Les CFA sont désormais soumis aux mêmes règles juridiques que les autres prestataires de formation avec label qualité ;
- Le système de contrôle et d’inspection de l’apprentissage ont été démolis.
Mais quel est le bilan réel ?
Un système dopé par des aides aux employeurs sans contrepartie
Pour rappel, depuis juin 2020 et la crise sanitaire, le gouvernement octroie une aide, qui devait être exceptionnelle, à tous les employeurs d’apprentis préparant un diplôme allant du CAP à la licence professionnelle - d’un montant de 5 000 euros pour les mineurs et de 8 000 euros pour les majeurs la première année d’apprentissage. Pour les entreprises de plus de 250 salariés, cette aide est conditionnée à la présence de 5% minimum d’alternants dans les effectifs de l’entreprise
Les auteurs de l’étude de l’OFCE [3], publiée le 17 mars 2022, observent que 422 000 emplois d’apprentis auraient été créés en deux ans expliquant l’immense majorité des emplois créés depuis 2019. La très forte baisse du taux de chômage, notamment le chômage des jeunes, reposerait donc sur une contribution très importante de l’apprentissage, lui-même dopé par un niveau de subvention atypique.
On peut vraiment se poser la question de la suite… Pour le moment, les aides exceptionnelles sont prolongées jusqu’au 31 décembre 2022 mais ensuite ? « Les effets sur l’emploi dépendront alors de la nature des incitations engendrées par l’aide exceptionnelle », selon l’OFCE.
Les dernières données disponibles démontrent que les entreprises ne gardent pas le fruit de l’apprentissage qu’elles trouvent pourtant « formidable » puisqu’environ 50% d’apprentis ne conservent pas leur poste à l’issue de leur cursus pour être remplacés par d’autres apprentis et qu’environ 25% des contrats sont rompus avant leur terme, principalement au cours de la première année.
Les apprentis sont devenus de la main d’œuvre quasi gratuite pour les entreprises, qui préfèrent désormais embaucher des apprentis plutôt que des salariés en CDI ou en CDD, voire des stagiaires (ex : étudiants).
Pour la CGT, les aides massives à l’apprentissage ne doivent pas être versées au détriment de la formation et de l’embauche des salariés des entreprises, au détriment des jeunes en lycée professionnel et des autres dispositifs de formation.
L’État et les organisations patronales ne cessent de se targuer de la réussite de l’apprentissage. Mais, si réussite il y a, elle n’est que quantitative, et elle n’est due qu’aux aides à l’embauche d’apprentis. Avant de décider de prolonger les aides massives à l’apprentissage, il aurait fallu évaluer leur impact sur la formation des jeunes, sur leur insertion et sur le budget.
L’apprentissage doit être choisi, ciblé et avec des engagements réels des entreprises qui y ont recours. Aujourd’hui, force est de constater que les apprentis ne représentent souvent qu’un chèque de 5 000 ou 8 000 euros…
Un déficit abyssal de France Compétences et il ne reste plus rien pour former les autres salariés !
L’actuel système de financement des contrats en alternance, et particulièrement celui de l’apprentissage, pèse très lourd dans le déficit de France compétences. Le 30 juin dernier, avant même le vote du CA de France Compétences, le ministre du travail a annoncé une baisse de 10% (5% en septembre 2022 et 5% en avril 2023) des niveaux de prise en charge (appelés aussi coûts-contrats) considérés comme « non conformes ». Cette « non-conformité » est décrétée par l’écart trop important entre le positionnement des branches de ce que coûte une formation en alternance pour les CFA par rapport aux coûts réels observés (comptabilité analytique). Attention, la valeur des 5% n’est qu’une moyenne, certaines certifications seront impactées sur beaucoup plus (jusqu’à 30%) alors que d’autres n’auront aucune baisse de prise en charge.
Cela étant, ce n’est pas le système des coûts contrats en lui-même qui en est la cause, mais bien le fait que le nombre de contrats d’apprentissage a explosé. Il est d’ailleurs complètement irresponsable de se fixer comme objectif de développer fortement l’apprentissage tout en se refusant d’augmenter le taux de la taxe d’apprentissage. Ce serait la première des choses à faire, sans oublier que l’Etat lui-même pourrait jouer un rôle à cet égard puisque l’apprentissage, même libéralisé à outrance, reste une voie de formation professionnelle initiale. Hors de telles orientations, point de salut car une baisse drastique des coûts contrats ne serait évidemment pas la bonne solution. En 2021, les dépenses pour l’apprentissage ont atteint près de 9 milliards d’euros, soit 3 fois plus qu’une année de collecte de la taxe d’apprentissage (environ 3 milliards). Sans augmentation des recettes, ces dépenses considérables ne peuvent se faire qu’au détriment d’autres dispositifs.
Une concurrence déloyale entre CFA et lycées professionnels
Le financement au coût contrat et la suppression de l’autorisation administrative préalable de la région pour ouvrir des sections d’apprentissage favorisent les CFA des grands secteurs, privés, et au contraire pénalise les plus petits CFA dans les zones rurales ou les quartiers défavorisés pourtant indispensables à la réponse aux besoins de formation dans ces zones. Il conduit les CFA à se spécialiser sur les métiers qui attirent les jeunes, au détriment de la diversité de l’offre.
La meilleure façon de maîtriser les dépenses de l’apprentissage serait de maîtriser le développement global de l’apprentissage et de redonner aux lycées professionnels (service public de l’éducation professionnelle initiale) une place centrale dans le développement des formations professionnelles.
La progression de l’apprentissage s’effectue en grande partie au détriment de la voie scolaire. Il faut revenir à un équilibre entre les deux voies de formation professionnelle initiale = apprentissage et lycée professionnel.
Le discours récurrent sur l’apprentissage consistant à le présenter comme la voie « royale » avec 70% des jeunes ayant emprunté cette voie qui accéderaient à l’emploi doit être pondéré par le poids de la sélection à l’entrée, les taux de ceux qui poursuivent leurs études et les taux de rupture qui ne sont jamais pris en compte dans les chiffres !
A la différence des lycées professionnels qui ne choisissent pas leurs élèves, les employeurs choisissent leurs apprentis. Même dans les cas où le jeune est présenté par le CFA, c’est l’entreprise qui décide de signer, ou pas, un contrat avec le jeune. Les risques de traitement différencié voire discriminatoire sont latents.
Une enquête du Cereq [4] conforte ce que pense la CGT et relève la part d’inconnu qui pèse sur « le nombre de candidats et de candidates potentiellement intéressé(e)s par l’apprentissage qui ne parviennent pas à signer de contrat » et qui se replient pour beaucoup vers les lycées professionnels. La dynamique de l’apprentissage a fait de l’ombre à l’enseignement professionnel. Le risque de cette réforme est que le lycée professionnel devienne « un réservoir de places de formation, chargé de s’adapter à la réalité d’un marché de l’apprentissage, peu contrôlé et peu maîtrisé par les pouvoirs publics », selon l’ouvrage du Cereq.
Un système loin de se concentrer sur le premier niveau de qualification, sur les jeunes les plus fragilisés face à l’emploi
Dans le rapport de l’OFCE est pointé le fait que la réforme n’a pas eu d’effet sur l’insertion des jeunes sortis prématurément du système scolaire sans diplôme ni qualification. Au contraire, loin de faire mieux que l’école, il accentue les inégalités d’accès à la formation aux qualifications ouvrière et d’employé(e).
« C’est pour ces jeunes que l’apprentissage est la solution d’insertion professionnelle la plus décisive, mais la réforme de 2018 n’a eu aucun effet sur eux », estiment les auteurs. L’étude appuie ces propos sur l’évolution du nombre d’entrants sans diplôme qui est « en 2020 seulement +5,9 % plus élevé qu’il ne l’était en 2018, alors que le total des entrées en apprentissage a fait un bond de +63,7 % ».
« Loin de se concentrer sur le premier niveau de qualification, sur les jeunes les plus fragilisés face à l’emploi, l’apprentissage favorise ceux et celles les plus armé(e)s pour obtenir un diplôme et s’insérer sur le marché du travail. »
La question se pose également de l’utilisation de l’apprentissage comme un moyen de limiter les situations de pauvreté auxquelles est confrontée la population étudiante et ce d’autant plus avec la crise sanitaire [5].
De plus, le Cereq vient contrebalancer le discours ambiant sur la revalorisation de cette voie de formation et fait état d’une réflexion sur l’évolution de l’apprentissage et des apprentis au fil du temps : « Fer de lance des politiques en faveur de la jeunesse, l’apprentissage laisse pourtant peu de place aux apprentis. L’importance des enjeux politiques a eu tendance à davantage valoriser et mettre en lumière l’ensemble du dispositif institutionnel et ses évolutions réglementaires plutôt qu’à s’attacher aux réalités sociales des publics concernés. »
Partie du constat qu’ « aucune enquête statistique ne permet, en France, de connaître le nombre de jeunes recalés de l’apprentissage », une chercheuse a dirigé une enquête menée entre 2015 et 2017 pour comparer les apprentis et les lycéens professionnels en première année de CAP ou de baccalauréat professionnel de 39 établissements.
Résultat : « 30 % des élèves de lycée professionnel sont des jeunes évincés de l’apprentissage ». « Loin d’accueillir les élèves dont l’école ne veut plus, l’apprentissage introduit en fait un nouveau sas de sélection déplacé en amont même de la formation », analyse la chercheuse. L’auteure dénonce « la sélection opérée à l’entrée du dispositif, évinçant ainsi les filles, la jeunesse paupérisée ainsi que ceux et celles dont l’histoire est marquée par un passé migratoire ».
La Cour des comptes fait les mêmes constats
Dans son rapport publié le 23 juin 2022 [6], la cour des comptes émet plusieurs critiques à l’égard du système actuel et s’étonne que l’on s’éloigne des objectifs historiques assignés à l’apprentissage.
En effet, si les rapporteurs constatent l’augmentation sans précédent du nombre de contrats d’apprentissage signés ces 4 dernières années, ils ne peuvent pas faire la part entre les effets de la réforme et ceux liés aux aides à l’embauche, parlant même d’effets d’aubaine, et déplorent que cette augmentation se soit concentrée essentiellement dans l’enseignement supérieur et dans le secteur tertiaire. Cette évolution du profil des apprentis « ne correspond pas aux objectifs historiquement associés à la politique de l’apprentissage, qui jusqu’à présent visait à améliorer l’insertion professionnelle des jeunes présentant les plus bas niveaux de qualification, ceux qui rencontrent le plus de difficulté à s’insérer sur le marché du travail », pointe la Cour des comptes.
Le déséquilibre financier de France Compétences résultant du nombre sans précédent d’entrées en apprentissage préoccupe la Cour des comptes ; les rapporteurs du rapport déplorent que l’étude d’impact de la loi de 2018 ne présentait pas d’analyse de la soutenabilité financière de la réforme de l’apprentissage. Un manque d’anticipation qui, conjugué aux effets de la crise sanitaire et économique, contribue au déficit enregistré par France compétences en 2020 (4,6 Md€) et 2021 (3,2 Md€).
A partir de ces constats, la Cour des comptes appelle le gouvernement à définir une stratégie nationale pour l’alternance et propose 10 recommandations concernant le Financement de l’apprentissage, le Développement de l’entrée en apprentissage des populations cibles, l’Adéquation et qualité de l’offre de formation et le Pilotage et gestion (à retrouver dans le rapport).
Une dimension d’émancipation oubliée
Autre critique formulée par les chercheuses du Cereq : l’absence d’ambition éducative de la réforme. « Centrés sur la dimension de l’emploi, plutôt que sur les perspectives qu’ouvre l’apprentissage d’un métier, les contenus de formation — tels qu’ils sont envisagés aujourd’hui dans la réforme de la voie professionnelle — tendent à réduire la culture professionnelle à l’inculcation de dispositions sociales et à une socialisation à l’esprit d’entreprise ». Les auteures appellent à un retour à la « dimension culturelle » de l’apprentissage pour permettre aux apprentis de devenir, aussi, des citoyens.
"L’abandon des ambitions éducatives et la disqualification de l’enseignement au métier, participent d’une ’désouvriérisation’ de l’apprentissage, concluent les deux auteures. Ce processus entraîne une amnésie, celle des acquis de l’éducation populaire, des projets d’éducation tout au long de la vie et des réflexions critiques du mouvement ouvrier français ou des intellectuels d’après-guerre considérant que l’apprentissage ’méthodique et complet’ avait aussi une dimension culturelle, celle de faire de l’apprenti ’un ouvrier parfait’ comme de former ’l’homme (et la femme), le travailleur, le citoyen. »
Si le gouvernement sortant peut se vanter d’un bilan quantitatif en matière d’apprentissage, la réalité est toute autre lorsque l’on mesure les effets dévastateurs de la libéralisation de l’apprentissage. Nos revendications pour le service public de l’éducation et pour un service public de l’emploi et de la formation professionnelle sont plus que jamais d’actualité.